La vie sans nous (lettre ouverte, acte 02).

« Allons, montrez un peu grandeur : faites-vous tout petits ! » me souffle une petite voix intérieure. Et voilà que je me heurte à cette injonction paradoxale… comme à un mur. Et du coup, il faut bien l’avouer, je ne sais plus où me mettre, ni vers qui me tourner. Une certitude cependant : tant qu’à rester négatif, que ce soit loin des autres ! Alors je m’entraîne au grand écart. Je fais bande à part, positivement s’entend. Je prends du recul. Garder ses distances peut avoir du bon, après tout. Bien entendu, savoir que je ne suis pas le seul concerné m’aide à tenir, et à me contenir. Mais comment se faire à l’idée d’un naufrage planétaire ? Vaste question, qui en appelle d’autres : 2020, un nouvel ‘’an zéro’’ pour l’humanité ? Une année noire, doublée d’une année blanche ? Nouveau départ ? Fin d’un monde ? Avènement d’un égrégore mondial ? Comment décrire ce qui nous arrive ? Quels mots conviendraient pour décrire pareil cataclysme ? Ce n’est quand même pas rien ! Ignorant l’âge, le sexe, l’ethnie, la religion, l’origine sociale et la situation géographique, un lien inédit – à la fois tragique et indéfectible – s’est tissé inexorablement entre presque huit milliards d’êtres humains, comme autant de cellules d’un organisme. Nous voici donc tous figés, comme un seul homme, dans un ‘’ gar(d)e à vous ’’ universel, unis dans une même pose (pause ?) mêlant désarroi, confusion et frustration, pour un curieux  »selfie » pour lequel nul ne pouvait souhaiter raisonnablement avoir le sourire.

Toutefois, loin de vouloir afficher ma différence, il me faut néanmoins rapporter une autre calamité qui me frappe, par contrecoup, et s’acharne à mon endroit. A bien y regarder, c’est d’ailleurs celle qui a pris le tour le plus perturbant chez moi : je ne trouve plus mes mots ! Impossible de mettre la main dessus ! J’ai beau les chercher, mettre la maison sens dessus dessous, fouiller scrupuleusement tous les recoins… Rien. Pas l’ombre d’un mot. Sans discussion possible, je suis à court. A moyen et à long terme. Comment vous dire… Les mots me manquent… Ils se dérobent, ils se débinent… Ils m’échappent irrémédiablement. C’est très invalidant ! Les dernières réserves qui me restaient seront bientôt épuisées, remplacées par des légions de paquets de pâtes bio (dites aussi pâtes ‘’éthiques’’). Maigre consolation : je décline à petit feu, mais de façon responsable, c’est déjà ça ! Au point que je n’ai pas la force de retenir mes larmes non plus. Non que je m’apitoie sur mon sort, loin s’en faut, mais penser à ce que d’autres, moins chanceux, ont à endurer me met au désespoir et me renvoie à mon impuissance et à une terrible impression d’inutilité. Vivre à minima est déjà assez pénible, sans devoir également renoncer à prodiguer quelques paroles de réconfort à ceux qui en ont le plus besoin. N’est-ce pas là ce qui nous rend humains ? S’il me faut choisir entre dilapider les derniers vestiges de mon lexique exsangue et me couper du reste de mes semblables, mon choix est déjà fait. Que l’on nous place sous cloche pour le bien commun, passe encore, pour ce qui est de mettre notre humanité entre parenthèses, en revanche, ce sera sans moi ! Quoi de plus sclérosant que de rester toute la journée sur son quant-à-soi, contraint de camper sur ses positions ? Seul, je peux encore soliloquer, réfléchir, m’interroger, m’étonner – ou m’esbaudir à la rigueur… mais comment dialoguer, aimer, rire, partager, diverger, chuchoter, interpeller, charmer, critiquer, invectiver, rassurer, provoquer, admirer, condamner, adorer, convaincre ? Eh quoi… la vie vaudrait-elle vraiment d’être vécue s’il fallait s’abstenir d’être au monde tous ensemble ? N’est-il pas vrai que « tout autre est un autre moi-même »1 ?

En effet, un écueil de taille subsiste : avec qui échanger en ces temps farouches de disette tactile et de refroidissement social ? Où et comment trouver les mots justes… sans parler de simples mots de circonstance. Un vrai luxe quand on se sait aussi démuni que je le suis ! Les formules qui d’habitude faisaient mouche ? Envolées ! Parties sans même laisser un mot d’adieux. C’en est également fini des expressions fleuries ou choisies qui ornaient fièrement mes phrases et donnaient du relief à mes palabres ! Mon éloquence d’autrefois semble avoir perdu tout éclat et ne produit guère plus d’effet qu’un pétard mouillé. Trêve de subtilités. Les pourparlers sont restés lettre morte. Le temps n’est plus pour moi à me délecter d’un festin de bons mots et de plaisantes périphrases, mais à me contenter de mots d’emprunts ou d’expressions reconditionnées… Mon style fait pâle figure. Quant aux dernières nuances que j’avais en poche, je les ai bradées, à mon grand regret. Passés les effets de manche, je me retrouve à faire la manche. Quelle déchéance ! Désormais mon ordinaire se compose de termes désuets, d’adjectifs rabougris et autres tournures rapiécées. A moins de me résoudre à ne m’exprimer que sur le mode du Cadavre Exquis… Ne serait-ce pas surréaliste ? Moi qui n’ai jamais mâché mes mots, je reste sans voix pour dénoncer une telle indigence. Me voilà revenu aux charades et aux phrases à trous… L’âge de pierre, en somme ! Et bien sûr, personne pour ranimer le feu. Quant à me rabattre sur les interjections et les onomatopées pour survivre… Pourquoi pas des borborygmes ? Plutôt succomber d’inanition sonore, en proie aux lacunes, aux faux-sens et à l’approximation que d’endurer régression aussi infamante. Et je pèse mes mots, vous pouvez me croire !

Je me souviens encore du début. A l’époque, j’égarais seulement les mots-clés, certains mots familiers, quelques mots courants de-ci de-là… Pas de quoi y perdre son latin, n’y d’en faire un pataquès. Ma première véritable alerte, je l’ai eue quand le mot ‘’bile’’ a disparu. Sans raison aucune. Je l’avais sur les lèvres ! J’en suis resté coi, cela va sans dire. De là, à tout mettre sur le compte de maux de ventre ou d’une digression difficile, ce serait un peu gros : il y a bien longtemps que j’ai fait une croix sur les mots crus, ou trop rugueux, une fois épluchées les nouvelles du jour ! Face à une telle pénurie, je ne pouvais pas faire moins que de garder le mot ‘’râle’’. Comment trouver la force de se plaindre sinon ? Mais à présent, quel crédit accorder encore à mes pauvres paroles ? Avoir mal aux mots est une douleur indicible qui vous prive de toute spontanéité, vous rendant, au bas mot, taciturne. Tôt ou tard ça finit par vous vider un homme, car au bout du compte, on n’a même plus son mot à dire ! Or, dans mon cas, tout s’est enchaîné très vite : dans un premier temps, je n’ai eu affaire qu’à quelques mots rebelles, vite rentrés dans le rang, puis j’ai commencé à les perdre par groupes entiers. Décimés. Toutes classes confondues ! Jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus le moindre article en rayon. A croire que tous s’étaient passé le mot ! Une véritable hémorragie. Je connaissais certains d’entre eux depuis ma plus tendre enfance… Imaginez si je m’y étais attaché ! Quel choc ! Une fois les mots doux disparus, je suis devenu inconsolable ! Une perte irréparable ! Et nulle trace des Mots Bleus, si précieux à mes yeux. C’est ce qui fait le plus mal. Comble de malheur, il m’arrive de prendre un mot pour un autre, prêtant le flanc à maints quiproquos. Je vis dans la crainte d’avoir des propos blessants, de prononcer un mot de travers… ou de trop. L’affaire est entendue, tous ces mots agissent à mon insu, exploitant la plus petite ambiguïté, le plus petit relâchement pour me tourner en ridicule. Ils s‘émancipent, dépassent souvent ma pensée, et filent bon train sans crier gare ! C’est insensé. Je me trouve dans un état de carence lexicale tel, que pas même un huissier n’arriverait à saisir un traître mot sortant de mes lèvres. Vous savez ce que c’est, ‘’qui ne dit mot, consent’’. Evidemment, cela rend mon ravitaillement terriblement délicat et périlleux. Je m’interdis donc de sortir à l’improviste, sans quoi je me trouverais vite à la merci du premier venu risquant de profiter de la situation, de me prendre au mot… et finalement au dépourvu ! Un signe qui ne trompe pas : mon débit est à son plus bas et ma voix ne porte plus comme avant.

1 Citation de Maurice MERLEAU-PONTY, La prose du monde, 1969.

Laisser un commentaire