L’homme pressé.

Premier de cordée, il est l’Elu, le guide, l’éclaireur éclairé, toujours il va de l’avant, jamais il n’hésite, et point ne regarde en arrière, sa voie est toute tracée, il marche avec assurance, infatigable arpenteur, il tire la corde et la tend jusqu’à son point de rupture, grisé par ses succès il piétine sans les voir les pauvres diables qui ont le tort d’entraver sa progression, et pourtant les pèlerins qui lui ont emboîté le pas sans bien savoir où on les mène acquiescent : « on n’est pas allés assez vite » (vraiment?), rien ni personne ne doit freiner l’irrésistible ascension, plus haut, plus fort, voilà le sens de l’effort, tel le grand Hannibal Barca franchissant les Alpes avec ses éléphants, vite, l’heure tourne et la Terre avec, « parce que c’est Notre Projet », son regard porte loin, l’horizon lui appartient, l’avenir lui sourit, qu’importe si le précipice se rapproche, tiens… trop tard, sans doute un misérable qui aura répondu à l’appel du vide (excès de confiance ou de prudence, qui sait?), les questions seront pour plus tard, hâtons-nous, les résultats se font déjà sentir, l’embellie est en vue, les fruits à portée de la main, attention il n’y en aura pas pour tout le monde, premiers arrivés premiers servis, c’est la loi du marché, l’offre et la demande, le retour sur asservissement, notre business angel y veille, la victoire est à « Nous », et si parfois dans sa course folle le chef de file semble marquer le pas, ce n’est que pour prendre la pose… et la mesure de la gloire qui l’attend, surhomme et sûr de lui, le gendre idéal, le chantre du progrès, le champion de la réforme, un produit de premier choix, un ego surdimensionné, le meilleur cheval de son écurie, demandez aux Endormis et à ceux qui sont tout ouïe… et malheur aux irréductibles qui ne veulent plus voir leur vie en gris et leurs fins de mois raccourcies, ces nouveaux sherpas pas chers de l’heure, ceux qui ont malgré tout l’audace de croire qu’une survie meilleure est possible, les empêcheurs-de consommer-en-rond, ceux qui (contre toute attente) comprennent finalement ce qui leur est promis, ceux qui se mêlent enfin de ce qui les regarde, ceux qui se décident à tutoyer allégrement leurs semblables mieux nantis, ceux qui se jettent impunément sous les matraques et les projectiles de défense, les ‘’clopin-clopants’’ de l’existence, les ‘’cahin-caha’’ dont la bruyante agonie sociale n’en finit plus, ceux qui parfois brillent moins par leur bon goût que par leur gouaille, ceux qui s’expriment sans style ni élégance mais avec cœur et conviction, ceux qui se rassemblent encore et encore malgré la fumée qui leur pique les yeux mais ne saurait les aveugler, ceux dont la boussole pointe encore et toujours vers l’humain, mais… silence dans les rangs, voici que notre Illustre Débatteur lève un sourcil courroucé alors que la foule des invités accourus sur les cimes admire son impeccable planté de bâton, un ange passe, rêvons un peu… peut-être le miracle de quelques voix oubliées qui montent soudain d’outre-limbes pour souffler à Son oreille lasse : « Marcheur, il n’y a pas de chemin, on trace son chemin en marchant ». (*)

(*) Citation tirée d’un célèbre poème de Antonio MACHADO, poète espagnol du XXe siècle (in Cantares) : « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar ».

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