La vie sans nous (lettre ouverte, acte 03).

En désespoir de cause, je me suis tourné vers la lecture, seule capable de venir à mon secours et d’agir comme une médecine douce sur mes troubles du langage afin de guérir mes mots. Lorsque je ne suis plus d’humeur à l’introspection, la lecture m’offre en général un refuge familier et sûr, un vaisseau dans le sillage duquel je noie mon vague à l’âme en toute liberté. Pourtant, fait rarissime, parcourir mon humble bibliothèque ne m’a jamais donné de telles sueurs froides, celles d’un flâneur soudain cerné par la marée. Cette fois, mes livres trament quelque chose. C’est à peine si je les reconnais. Je pressens que de secrètes alliances sont à l’œuvre. En réponse à cette conspiration qui m’enserre de sa main invisible, j’ai ignoré L’appel de Cthulhu, évité La chute, surmonté La Disparition, proscrit les Liaisons dangereuses, fui La peste, délaissé les Fleurs du Mal, refoulé Les mains sales, boudé Bonjour tristesse, méprisé Orgueil et préjugés, écrasé Les raisins de la colère, différé Le Procès, snobé La conjuration des imbéciles, condamné Crime et châtiment, sabordé La nef des fous, éconduit Bel-ami, balayé Les illusions perdues, abandonné Naufragé volontaire, repoussé Voyage au bout de la nuit, survolé Ravage, annulé Une saison en enfer, renié Je suis une légende, écourté Cent ans de solitude, esquivé Les métamorphoses, exclu L’aveuglement. Malgré tout, j’ai préféré garder De grandes espérances… pour des jours meilleurs. Sait-on jamais ? On a beau lire, on n’échappe pas à son destin. Nul n’étant prophète en son royaume, il me faudra bien concilier L’insoutenable légèreté de l’être et La condition humaine. Prévoyant, j’ai eu soin de réserver le meilleur pour la fin. Il me reste encore Le temps retrouvé et La vie devant soi. Une seconde chance ?

Aux grands maux les grands remèdes. Suite à cette mésaventure, j’ai consenti à me séparer de certains ouvrages subversifs, trop compromettants pour mon intégrité… Un cruel sacrifice qui vise à me permettre de m’offrir les services de dictionnaires au cuir épais et à la réputation solidement assise, en clair, des références dans leur domaine, connus pour ne pas plaisanter avec l’ordre alphabétique, et reconnus pour le filtrage très sélectif de leurs entrées. Certes, si cette protection rapprochée m’a préservé de nouvelles défections intempestives, elle ne m’a pas permis de recouvrer mes mots, ni de reconstituer mes réserves de synonymes, toujours au plus bas… Ma rechute semblait imminente. Pourtant, contre toute attente, il m’est venu une parade, inspirée des méthodes développées par ces gardiens de la langue pour canaliser le flux bouillonnant des mots. Ainsi, quand les mots commencent à défiler devant moi, je leur emboîte aussitôt le pas et je les rattrape. Un mot après l’autre, je les remets patiemment en ordre de marche. Mettre les mots au pas, sans relâcher la discipline, voilà l’idée. Plus question de pérorer ! La plupart ne sont pas à prendre avec des gants (peu efficaces à ce qu’on dit) : c’est tout un art de saisir chaque expression à la volée ! Songez seulement à toute cette faune de mots croisés au hasard d’un échange : mots rares, précieux, populaires, techniques, savants, argotiques, oubliés, courants ou recherchés… Une entreprise éreintante… Et le mot est faible ! Ce faisant, j’ai appris qu’un petit mot vaut souvent mieux qu’un gros, et qu’un mot ‘’haut en couleurs’’ ne suffit pas à voir la vie en rose (pour preuve, le mot ‘’rose’’ qui si souvent a l’air triste).

Chemin faisant, j’ai appris à me contenter de peu. Muni d’un simple mot-valise, je me faufile en respectant les distances de sécurité. En effet, mieux vaut s’en tenir aux mots convenus et éviter certaines sorties douteuses. Dans la foulée, j’ai été contraint de délaisser les lieux communs, où les échanges sont d’ordinaire plus nourris, bien que trop prévisibles. Si certains égarés avancent sans mot dire, d’autres sont toujours à prendre avec des pincettes, si bien que même au milieu d’un trafic ralenti, il est fréquent de voir les noms d’oiseaux pleuvoir. Ne pas avoir un mot plus haut que l’autre, voilà le maître mot ! Un dérapage ou un écart de langage est vite arrivé, entre les mots ‘’tôt’’, les mots ‘’tard’’ (qui à l’occasion, aiment leur courir après), les mots ambivalents (qui changent de sens sans prévenir), les mots-qui-fâchent (dépourvus de sens commun) et les sous-mots (parfois complexés mais jamais en sur-régime)… J’ai beau me persuader que la grammaire veille, toujours prompte à dresser un procès-verbal ou à procéder à un rappel à la loi, cela ne m’empêche pas d’anticiper en cédant le passage aux noms composés ou à certains vocables circulant sans permis. On peut toujours se convaincre que s’ils se télescopent, on les verra de loin. Ce serait quand même un coup à vous rendre gravement polysémique, ou aphasique à plein temps ! Quand le hiatus survient il est toujours trop tard. Bref, j’apprends à vivre avec les risques, tout en rendant mot pour mot.

Enfin est arrivé le jour où il m’a fallu soigner dans l’urgence cette anémie lexicale qui m’accablait. Après être passé de Charybde en Scylla (et inversement), j’ai décidé de me faire suivre par un spécialiste de la question qui – ça tombe sous le sens – n’a eu de cesse de m’interroger sous toutes les coutures…. Mon bilan étymologique n’étant pas fameux, ledit philologue – un généraliste au savoir encyclopédique – n’a pas tardé à me diagnostiquer un syndrome inspiratoire aigu sévère (SIAS). Sitôt pris le pouls de ma muse, il m’a prescrit un traitement de fond ‘’ad hoc’’ contre les barbarismes et solécismes (à base de lexiquine…) afin de rétablir mon immunité langagière. Il s’en est fallu de peu que je perde totalement le goût des mots. Dans ma lettre de rémission, j’ai tenu à le remercier au-delà de toute expression. Selon ses recommandations, je me tiens dorénavant hors de portée du brouhaha des sabirs pompeux, des harangues creuses et des tirades faciles, fuyant les orateurs verbeux, les ventriloques aéorophages, les experts en logorrhées, les champions de la palinodie, les négociants en arguties et tergiversations, les vitupérateurs abscons, et autres dealers de néologismes à la mode… Enfin, j’ai appris à privilégier les circuits courts, à m’assurer de la provenance des mots dérivés, à refuser les expressions génériques (de qualité souvent médiocre) et plus généralement à pratiquer le tri sélectif, tout en me méfiant des termes de grande consommation.

Certes, j’ai retrouvé un peu de ma verve mais je n’entrevois toujours pas le bout du tunnel. Comme tout un chacun, j’attends le jour d’après… en me demandant ce qu’il en sortira. Bien malin qui pourra prédire si, la réclusion aidant, nous aurons su nous bonifier, tel un fromage affiné ou un vin d’exception… Sans doute ces jours passés en quasi autarcie auront-ils la vertu de porter l’essentiel au cœur de nos humaines préoccupations, de nous rendre moins oublieux de ce(ux) qui compte(nt) réellement à nos yeux, et par dessus tout, de nous inviter, écervelés que nous sommes, à un peu d’humilité, de frugalité et de simplicité dans nos choix de vie. Tel est l’enjeu. Car, s’il est un enseignement que nul parmi nous ne devrait pouvoir ignorer, en son âme et conscience, c’est que le monde peut fort bien se passer des humains. La nature s’accommode sans difficulté de notre mise en retrait. Une fois fait ce constat, la seule équation pertinente qui nous à résoudre (en admettant que c’est dans la simple volonté de survivre que l’intelligence trouve son accomplissement le plus élevé) consiste à déterminer qui, du virus ou de l’homme, surpasse l’autre dans sa capacité à provoquer et hâter sa propre disparition. Mon dernier mot ? Mais assurément pas le mot de la fin.

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